« Après le masque imposé, retour au masque désiré, celui qui est moyen d’expression et non de protection »
Alors, c’est bon? On peut jeter les masques chirurgicaux à la poubelle? Les plus optimistes (camp qui me séduira toujours davantage) libéreront un grand OUI. Celles et ceux qui le sont moins préféreront ranger ces protections dans un placard, «au cas où». Selon l’adage, avec des «si», on mettrait Paris en bouteille (et le Covid en sommeil), donc il est préférable de rester raisonnable et, plutôt que d’espérer trop vite des lendemains qui chantent, se contenter de lendemains qui murmurent…
Quoi qu’il en soit, jeudi 17 février dernier, lorsque je suis rentré dans un grand magasin sans ma culotte de tête, je me sentais comme un nudiste! J’avais envie d’embrasser le personnel, d’interpeler les clients, j’avais presque oublié qu’ils avaient des nez et des bouches. À ce moment-là, j’ai effacé deux ans en deux secondes.
Symboliquement, le soir venu, j’ai mis mon masque de licorne (voir photo) et j’ai évolué seul dans mon logis pendant quelques minutes. Mettre un masque parce qu’on désire en mettre un et non par obligation. Ressentir ce plaisir de donner vie à un autre soi-même.
Le masque dit tant de choses sur nous sur les caractéristiques culturelles de la société qui les crée et les utilise. J’ai pensé tout d’abord au masque funéraire, celui qui protège la tête du défunt dans son voyage vers l’au-delà, selon le Livre des Morts des Anciens Egyptiens. C’était l’occasion d’avoir une pensée pour celles et ceux que la pandémie a emportés, une pensée aussi pour leurs familles endeuillées qui ne doivent pas sourire aussi facilement aux plaisanteries qui ont fusé de toute part sur le coronavirus. Et pourtant, l’humour reste bien évidemment salvateur; il est la politesse du désespoir selon l’expression consacrée et je revêtirai toujours ma robe d’avocat de la défense pour combattre les pensées obscurantistes de ceux qui veulent le rayer de la carte.
Dans la noirceur d’une tristesse, le sourire est le premier rayon de lumière qui va réchauffer l’existence.
Au Carnaval de Venise
J’ai songé ensuite au masque de carnaval. Et notamment celui de Venise, qui bat son plein au cœur de la Sérénissime jusqu’à Mardi (Gras) prochain 1er mars. C’est le masque qui transforme les gueux en princes, qui se moque des puissants et donne une nouvelle dimension à l’être. N’avez-vous jamais ressenti une exaltation quand vous voyez derrière votre carapace faciale la réaction des gens, certains apeurés, d’autres intimidés, ou attirés par le mystère… Qu’on le veuille ou non, le masque impose un rapport de force entre celui qui le porte et celui qui le regarde.
Le masque ne ment pas. Il agit comme un révélateur des émotions de base, il communique la joie, le plaisir, la surprise, le dégoût, la colère ou la peur. C’est un objet symbolique, que l’on utilise pour vivre dans la peau d’un autre. Comme l’enfant est charmé par le conte qu’on lui narre, le soir avant d’aller au lit, le masque impose le respect. Bien que l’on sache qu’il y a un humain derrière, on joue à fond la convention théâtrale instantanée provoquée par cette relation envoûtante.
Face à Dark Vador
J’ai une anecdote à ce propos: en 2014, lors d’un concert consacré aux musiques de films composées par John Williams, on avait invité la «garnison suisse de Star Wars» (swiss-garrison.ch) à venir se balader dans les couloirs de l’Auditorium Stravinsky à Montreux. Parmi la quinzaine de personnages déguisés, il y avait Dark Vador. Alors que nous apportions des pizzas pour l’équipe avant qu’elle entre en jeu, je suis tombé sur l’homme, un Fribourgeois, qui incarnait le mythique méchant de la saga de George Lucas. Il était drapé dans son costume noir; on a parlé un instant, puis il a revêtu le casque emblématique du Seigneur des Sith. Et là, en une demi-seconde, j’ai ressenti une sueur froide. Et là, en une demi-seconde, mon cerveau, qui savait pourtant qui se trouvait à l’intérieur de Vador, s’est fait écraser par la puissance de mon imaginaire. Le masque avait pris le pouvoir.
Symbole de la dualité, le masque exprime aussi le bien que le mal, le bonheur autant que le malheur, le plaisir autant que la souffrance, la lumière autant que les ténèbres. La caricature, l’outrance, la grimace agissent alors comme des révélateurs, des «renforçateurs d’émotion».
Impossible par conséquent de comparer le masque au masque chirurgical qui s’est répandu dans la société durant ces deux dernières années. Au lieu de créer une magie, une communication, une émotion, il a constitué une barrière entre les individus. Il était un bâillon, un effacement des expressions. La quintessence de l’aphasie. J’exagère sans doute. C’est que je l’ai tant détesté que je me permets de casser du sucre sur lui à l’heure où l’on est (presque) libéré de son emprise.
Revoilà le temps de nos visages retrouvés. Ces visages au sujet desquels l’écrivaine française d’origine chinoise Shan Sa – «Goncourt-isée par les lycéens en 2001 pour «La Joueuse de go» –s’interrogeait si justement en disant: «Un visage est-il un masque de comédie posé sur la tragédie de l’âme?»
La réponse est un OUI vigoureux.
Pascal Pellegrino, Rédacteur en chef
pascal.pellegrino@journalcossonay.ch