Dans la vie, on vit parfois des moments d’exception. De ces instants où le temps s’arrête à l’intérieur de parenthèses géantes et invisibles, formant un cocon autour de soi. Voilà la manière la plus juste de vous expliquer ce que j’ai ressenti samedi 28 août en début de soirée à la Fondation Michalski à Montricher.
En temps normal, cet article aurait dû constituer un compte-rendu de la manifestation mettant un terme à l’expo «De Stefan Zweig à Martin Bodmer: la collection [in]visible», qui a mis en lumière une passion parallèle à l’écriture du célèbre écrivain autrichien: son impressionnante collection de manuscrits littéraires. Cette galerie personnelle des «plus grands maîtres de tous les temps» – Goethe, Balzac, Rimbaud y croisent Racine, Casanova et Wilde – représentait pour lui la possibilité de sonder les mystères de la création artistique, une quête constante au cours de sa vie mouvementée.
Samedi 28 août, cet ultime rendez-vous en marge de l’exposition a débuté par une intéressante table ronde, modérée par le commissaire d’exposition invité Marc Adam Kolakowski et qui avait pour intervenants Oliver Matuschek, biographe de Zweig, ainsi que Jérôme David, co-directeur du Bodmer Lab et auteur de la première monographie sur l’œuvre de Martin Bodmer (bibliophile suisse ayant recueilli la majeure partie de la collection de manuscrits littéraire lorsqu’elle fut vendue par Stefan Zweig avant son exil au Brésil en raison de la menace du nazisme, alors au plus fort de son emprise).
Suivait une lecture de Zweig par le comédien Francis Huster. C’est là que tout a basculé dans un moment d’exception…
L’ex-sociétaire de la Comédie-Française, on le sait, est un formidable comédien. D’une part, il possède une voix chaude et forte, reconnaissable entre toutes, et il transmute des lignes écrites sur une page en partition théâtrale. Le mot partition est choisi à dessein, car Huster joue divinement avec les contrastes, les respirations, la vitesse d’élocution, les silences. Sa voix est musique.
Fascinante maestria
D’autre part, il habite un personnage – en l’occurrence Stefan Zweig, auteur qui a bouleversé sa vie et qui a jalonné à plusieurs reprises sa longue carrière – avec une fascinante maestria.
Pour nous faire ressentir l’essence même de la pensée de l’auteur de «La confusion de sentiments», Huster s’investit à fond et offre une interprétation brûlante de réalisme. Dès lors pendant une heure, il nous replonger 80 ans plus tôt; nous fait rencontrer Stefan Zweig par la force de son incarnation et nous replace dans le contexte des derniers mois de l’écrivain (qui va mettre fin à ses jours le lundi 23 février 1942).
Pêcheurs du bord de Seine
Huster lit un texte écrit un an auparavant, en février 1941 (et republié par Albin Michel en 2020 dans le livre «Pas de défaite pour l’esprit libre»). Dans ce texte, Zweig explique que – dans une «Histoire de la Révolution française» – il a lu que, à l’aube du 21 janvier 1793, au moment même où Louis XVI montait les marches qui le conduisaient vers la guillotine, à quelques mètres de là, des pêcheurs impassibles, assis au bord de la Seine, «restèrent concentrés sur leur bouchon qui flottait».
S’ensuit un texte édifiant (et d’une étonnante modernité) où Zweig constate qu’au milieu des drames et des tragédies de l’Histoire, il existe une majorité de personnes que ce type d’évènement indiffère fondamentalement.
Indifférence coupable… ou même pas? Insensibilité «protectrice» ou alors insensibilité «je-m’en-foutiste»? Déni de la réalité parce que celle-ci est trop brutale?
Cette impassibilité face à l’horreur, face au drame interroge Zweig et Francis Huster nous a fait pénétrer la pensée de l’écrivain avec une acuité émotionnelle et une vibrante intensité qui m’ont touché en plein cœur.
Je ne vais pas rallonger cet article (car quand je suis parti, on ne m’arrête plus…). Juste dire un immense merci à ce comédien d’exception qu’est Francis Huster pour ce moment rare et puissant; et immense merci aussi à ce lieu d’exception qu’est la Fondation Jan Michalski, grâce à laquelle on a l’opportunité de pouvoir vivre de grands moments culturels comme celui-ci.
Pascal Pellegrino