La jalousie est un vilain défaut, certes, mais avouons que lorsqu’on ressent ce sentiment au fond de ses tripes, on oublie aussitôt ce raisonnable adage et on se laisse guider sans résistance vers le côté obscur de ce sentiment de
dépit envieux…

N’étant pas d’un naturel jaloux – sachant que la jalousie fait souffrir davantage celui ou celle qui l’éprouve que la personne qui en est l’objet – j’ai la chance de vivre sereinement cette poussée insidieuse d’envie mêlée de convoitise et de rancoeur quand elle survient. Toutefois, je confesse avoir ressenti une forte jalousie… en 1979! À cette époque, j’avais 14 ans et tentais de m’affranchir d’une timidité maladive. Dans ma solitude de gamin tout gêné en société, je dessinais beaucoup. J’adorais ça, d’autant plus que le dessin facilitait le contact avec l’autre. Une sacrée aubaine! En cela, il constituait un remède efficace contre le malaise qui m’envahissait au sein d’un groupe.

Au fil des années, vivant au Chemin du Couchant à Morges, j’ai acquis une petite renommée dans ce quartier des hauts de Préllionnaz. Gonflé à bloc par les gentils commentaires sur mes caricatures ou bandes dessinées, je me vivais comme un petit Mozart du crayon. Mais dans l’année 1979, mon piédestal s’est effondré avec l’arrivée d’un certain Jaques Vallotton (12 ans), résidant à l’Avenue de la Vogéaz, deux pâtés de maison plus bas. Peu à peu, les éloges se sont transformés en: «Tu dessines bien, mais lui nettement mieux!»

«Ô rage! Ô désespoir! Ô vieillesse ennemie! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?» La jalousie se faufilait dans mes veines constatant avec dépit que Mozart c’était lui, et moi… Salieri (allusion aux personnages centraux de la pièce «Amadeus» de Peter Shaffer, créée en 1979 et magnifiée au cinéma en 1984 par Miloš Forman). Antonio Salieri, compositeur de la Cour d’Autriche et maître de chapelle de l’empereur, gloire locale et dont les opéras sont des succès, va constater à ses dépens que le vrai génie, le génie flagrant, éclatant, le génie irréfutable et qui ne suscite aucune discussion, ce génie-là c’est l’autre qui le possède. C’est Mozart.

Par chance, contrairement à la jalousie maladive de Salieri envers Wolfgang Amadeus, la mienne s’est vite muée en admiration, puis en solide amitié. Car Valott n’est pas un dessinateur, il est le dessin. Il vit le dessin, il vit du dessin et surtout il ne peut pas vivre sans le dessin. Son talent se révèle multiple; c’est bien simple, dans une abbaye, il serait roi du tir à toutes les cibles! Il excelle dans la caricature, il brille dans le dessin de presse, il se distingue dans une multitude de techniques, son habileté est impressionnante dans l’illustration et cerise sur le gâteau, il est un graphiste émérite.

Sa force, c’est la synthèse, la quintessence. Valott parvient avec une rare maestria à décrire une situation en une illustration, sans parole. Et cette qualité-là est présente à toutes les pages de son dernier bouquin, paru le 12 mai 2020 (donc en plein semi-confinement): «Terrien, t’es rien!» (éd. Favre): une huitantaine de croquis, estampes et dessins sur le thème du coronavirus.

Originaux exposés

Dès que la pandémie a débuté, ce Combier de naissance (et de résidence) a traduit ce que nous traversions grâce à la finesse de ses traits. Il a réalisé des instantanés du quotidien, tout en y ajoutant sa touche humoristique, mais aussi ses références artistiques, culturelles et philosophiques; sans faire l’impasse sur la franche rigolade, si essentielle à la survie. Ce sont ces originaux que l’artiste présente en ce moment sur les cimaises de la Galerie du Marché à Lausanne (à voir jusqu’au mardi 3 novembre).

Phénomène empoisonnant

Dans cet édito, mon désir était de mettre un peu de lumière sur cet excellent livre et sur cette belle exposition que je vous conseille (tous les deux) vivement.

Et puis, c’était aussi l’occasion d’évoquer ce phénomène qui ne cesse de nous empoisonner l’existence: le (ou la) Covid-19. Que ce mot soit masculin ou féminin, ce virus nous conjugue à tous les temps depuis des mois,… mais surtout au conditionnel. C’est bien simple: dans le flux ininterrompu des nouvelles quotidiennes sur ce sujet, il n’est pas une affirmation, pas une information qui soit mêlée d’incertitude et de supposition. En gros, chaque personne qui s’exprime est contredite tôt ou tard.

Franchement, après avoir traversé ces mois de focalisation sur le coronavirus (et cela ne se calme pas), possédez-vous une seule certitude sur cette maladie et sa transmission? Personnellement, non. «Machin estime que»; «L’Organisation mondiale de la santé prédit que»; «Le professeur
Trucmuche est convaincu que»; «Il paraît qu’on en a encore jusqu’en 2022»; «On attend le vaccin pour octobre; pour novembre; pour décembre; au début de l’année prochaine; pas avant l’été 2021; dans le second semestre…»; «La chloroquine est efficace. Non, elle ne l’est pas. Si, si, elle l’est. Non, l’étude Machtruc dit que non. Si, l’étude Plouf dit que oui…».

Dans ce capharnaüm médiatique, il est pourtant une chose qui se conjugue toujours au présent, c’est l’ensemble des directives édictées par les pouvoirs exécutifs de tout pays pour tenter de ralentir la progression du virus. Ces directives peuvent nous paraître adéquates ou exagérées, proportionnées ou disproportionnées, logiques ou absurdes, on est obligé de les appliquer. Un peu comme à l’école de recrues, quand on nous disait: «Ne réfléchis pas, déconnecte ton cerveau pendant quatre mois et obéis aux ordres».

Le problème est que cette «école de recrudescence des cas de Covid» dure depuis beaucoup plus de quatre mois et qu’on s’habitue, peu à peu, à mettre son cervelet sur pause afin de se soumettre à la dictature du sacro-saint principe de précaution. Or, comme le soulignait Victor Hugo, «Un homme n’est grand que lorsqu’il ne tient sa grandeur ni de l’obéissance ni du commandement.»

Une veille consciente

Pour retrouver sa grandeur d’esprit citoyenne et son libre-arbitre, notre moyen le plus sûr est une «veille consciente». En gros, évoluant au coeur d’une période entre parenthèses, il ne faut pas s’habituer à ce nouveau quotidien fait de restrictions, d’annulations d’évènements publics, de culpabilisation constante et de port de masque à tire-larigot. Pour nous y aider, il y a notamment l’art.

Car l’art n’est rien d’autre que le miroir de l’humanité. Il est là pour nous arrêter dans la course de l’existence, afin de nous faire penser, ressentir, afin de nous émouvoir ou de nous énerver, de nous choquer ou de nous amadouer; en un mot, il est là pour nous faire réfléchir à ce que nous sommes, à comment nous vivons.

Voilà pourquoi la balade au travers des dessins de Valott fut riche de questionnements sur cette période bizarroïde dans laquelle nous sommes immergés: dans ce bain chaud de docilité enveloppante, chacun de ces dessins fait l’effet d’une giclée d’eau froide salvatrice, qui réveille.

En définitive, (avec un masque) n’ayons pas peur d’aller au cinéma, n’ayons pas peur d’aller au théâtre, n’ayons pas peur d’aller au musée. N’ayons pas peur de nous. L’anxiété est un vilain défaut.

Pascal Pellegrino, rédacteur en chef
ppellegrino@journalcossonay.ch

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