« Le coronavirus ne vit pas. On ne peut même pas dire, au sens strict, qu’il puisse se reproduire : ce sont nos corps qui le produisent. »

Dans cette période où nous sommes bombardés et submergés d’informations générales, médicales, sanitaires, sociétales, statistiques, politiques tournant exclusivement autour du coronavirus, le Journal de la Région de Cossonay a demandé à un philosophe de s’exprimer sur ce thème.

Etymologiquement, la philosophie est l’amour de la sagesse, du savoir. Or dans cette période anxiogène, il nous semble utile de réfléchir et de prendre le temps de penser, plutôt que d’avoir invariablement le nez dans le guidon de l’actualité en direct.

Ancien coprésident du Groupe Vaudois de Philosophie (section vaudoise de la Société Suisse de Philosophie) et membre de l’Institut de Recherches Philosophiques de l’Université de Paris Nanterre (pour lequel il a écrit une thèse sur la question du rapport entre conscience et matérialité), Beat Michel, résidant à Bussigny, nous a livré le texte qui suit. Nous tenons à le remercier de tout coeur et espérons que vous serez intéressé.e de le lire.

Pourquoi un philosophe parlerait-il du coronavirus? N’y a-t-il pas déjà assez d’autres acteurs qui en parlent? En aucun cas, il est légitimé pour dire «ce qu’il faut penser» du virus. La philosophie ne peut qu’apporter un éclairage, qui sera différent de celui du biologiste ou du spécialiste de santé publique, mais pas plus pertinent. Le philosophe doit rester humble. La philosophie n’a, en général, pas de réponses définitives à apporter, elle ne nous aidera pas à lutter contre le coronavirus et elle n’allégera guère ni les souffrances ni les inconvénients engendrés par celui-ci. Son rôle consiste d’abord à poser des questions. Un jour, j’ai pu entendre, dans un colloque de philosophes, cette phrase qui m’est restée: «Je suis philosophe, mon métier consiste à transformer les réponses en questions.»

Un virus est différent d’une bactérie

Ce qui m’a toujours intrigué – depuis que j’ai travaillé, dans ma jeunesse, dans un laboratoire de biologie où on étudiait en particulier les virus – c’est qu’un virus n’est pas un être vivant.

Lorsque nous évoquons le vivant, nous pensons d’abord à des animaux ou des plantes: des animaux qui visiblement vivent, bougent, se comportent; des plantes qui croissent, se transforment, puis meurent. Mais cette idée de vivant s’applique aussi à des espèces beaucoup plus petites, plus simples et invisibles à l’oeil nu, que sont les unicellulaires. Ainsi une bactérie vit, au sens où elle a son propre métabolisme. Des processus physiologiques se déroulent dans l’espace délimité par sa membrane. Elle se nourrit d’une certaine manière, en tout cas elle échange des substances avec son environnement, elle «fonctionne». Rien de tout cela dans le cas du virus.

Le coronavirus n’a aucune raison d’être

Le virus est essentiellement une molécule d’ADN, donc un génome, le plus souvent dans une enveloppe inerte, constituée de protéines. C’est une pure information, ou plutôt une désinformation, puisque traitée dans notre corps comme si elle faisait partie de notre propre génome, elle y provoque un dysfonctionnement.

Lorsqu’on parle de virus informatique, c’est évidemment en empruntant le terme à la biologie. Mais c’est bien plus qu’une métaphore. Entre virus biologiques et informatiques, les mécanismes sont essentiellement les mêmes.

Qu’est-ce que cela change à la perception qu’on peut avoir du coronavirus? C’est que, d’une certaine manière, celui-ci n’a aucune raison d’être. Il n’a pas de sens! Même si elle ne «pense» pas et ne possède pas de perception au sens strict, ni de sentiment, la bactérie a néanmoins une finalité proche de la nôtre: elle «veut» vivre; elle cherche à maintenir l’équilibre de son milieu intérieur, à absorber les substances qui lui sont nécessaires, à éliminer celles qui lui sont nuisibles. Elle agit, dans un sens large du terme.

Le monde, un réseau de significations

D’un point de vue moral, si on voulait pousser la position antispéciste – sur laquelle je ne prends pas position ici – dans ses derniers retranchements, on devrait admettre que le bacille de la peste a autant le droit de vivre que nous. Mais cela ne s’applique pas au virus, qui, lui, ne vit pas. On ne peut même pas dire, au sens strict, qu’il puisse se reproduire: ce sont nos corps qui le produisent.

Son origine doit donc être cherchée dans nos corps, ou souvent – comme apparemment dans le cas du coronavirus – dans le corps d’un autre mammifère. Mais pourquoi nos corps produisent-ils des virus? Dès lors, avec l’épidémie qui bouleverse nos vies depuis quelques semaines, fait irruption dans notre vie collective, un phénomène dépourvu de sens. On ne peut pas parler de non-sens parce que ce terme est connoté, il désigne un propos abscons , mal exprimé, imparfait. Mais ici nous avons affaire à une privation de sens bien plus radicale. Le virus n’a pas de signification en lui-même. Or, le monde dans lequel nous vivons est essentiellement un réseau de significations, où chaque signification renvoie à d’autres significations. Tout ce que nous percevons, ou apprenons par les médias, «fait sens» parce que nous pouvons le mettre en relation avec les significations que nous maîtrisons déjà. Telle nouvelle guerre s’explique par la tension qui régnait dans la région depuis longtemps, tel braquage de banque par l’existence d’individus mal intentionnés et sans scrupule.

Où l’on parle du tournant numérique

Mais comment comprendre l’apparition d’un virus qui n’a aucune satisfaction à nous rendre malade? Ce manque de sens est d’autant plus troublant que, sur le plan scientifique, nous comprenons parfaitement le coronavirus. Son génome a été séquencé et les biologistes connaissent les mécanismes de sa reproduction. Mais cela ne nous aide en rien pour appréhender sa signification. Il y a donc des phénomènes qui sont scientifiquement intelligibles mais qui en définitive «ne font pas sens».

Un autre aspect de cette épidémie m’intrigue particulièrement. Vous souvenez-vous de quoi les médias nous parlaient quotidiennement, à longueur de semaines et de mois, avant la crise sanitaire? De la société numérique, du tournant numérique, de la révolution numérique, de la pensée numérique. Dans ce contexte on a parlé de «dématérialisation », ce qui est une aberration puisqu’absolument rien dans la sphère internet n’est immatériel.

Alors, que suggère ce terme? Il s’agit d’une technologie, basée sur des informations représentées par un ensemble fini de symboles (des «0» et des «1» niveau le plus bas du système informatique), qui permet de transporter et de reproduire de manière rapide et extraordinairement efficace des informations d’un support (disque dur, mémoire vive, écran, papier, etc.) à un autre.

Et qu’est-ce qu’une pandémie de virus?
La même chose!
L’ADN, qui est le composant essentiel du virus est une structure numérique. Comme le texte que vous êtes en train de lire, le génome du virus, ou le nôtre, est une séquence de caractères. Seulement au lieu de a à z ou 0 à 9, l’alphabet de l’ADN est formé des lettres A, C, G et T (pour Adénine, Cytosine, Guanine et Thymine). C’est une information numérique qui, diffusée par les mécanismes de reproduction du virus, est, hélas, d’une extraordinaire efficacité. L’information passe sans aucune difficulté d’un support à l’autre et ces supports, dans ce cas, c’est nous!

Que faut-il en conclure? Je n’en sais rien.
Je constate seulement. Je constate que, tandis que tout le monde semblait penser qu’il n’y avait rien de plus important que les nouvelles technologies numériques, apparaît brusquement un système numérique hautement efficace, à nos dépens, et qui n’est pas d’origine technique mais d’origine naturelle.

Il se trouve que le rapport entre la conscience subjective et le corps se trouve au centre de mes recherches. Or, je pense que notre corps, non pas en tant qu’objet de la science, mais tel que chaque individu le vit concrètement, reste fondamentalement mystérieux. Il est en rupture avec le monde comme réseau de significations que j’ai déjà évoqué. Je le vis, je suis mon corps et ce corps m’affecte. Et pourtant, d’une certaine façon, il me reste étranger.

Nos corps, instruments d’une attaque

Probablement toute personne souffrant d’un cancer a dû un moment ou un autre se demander «Comment mon corps a-t-il pu se retourner contre moi?»

Dans le cas de la pandémie actuelle, nos corps sont devenus les instruments d’une attaque massive. Cette attaque passe par la transmission d’une information, mais tandis que, normalement, toute information nous parvient par nos sens et s’inscrit dans notre conscience, dans ce cas précis du coronavirus, il s’agit d’une information qui agit directement sur nos corps. Elle passe d’un corps à l’autre – de la même manière qu’une parole passe d’une conscience à une autre – sans que la conscience puisse s’en rendre compte. D’ailleurs, l’adjectif «viral», pour qualifier une nouvelle qui se répand rapidement, vise tout à fait juste, en établissant une analogie entre la diffusion d’une information qui s’adresse à notre conscience et une autre qui cible directement nos corps.

Deux conseils de lecture

Aujourd’hui, philosophe ou pas, je reste cloisonné dans ma maison et je me sens aussi impuissant que tout le monde. Au moment où nous sommes forcés à nous tenir éloignés les uns des autres, alors que la menace nous rapproche, il appartient à chacun de donner sens, à sa manière, à la situation que nous traversons. Et puis, cela peut aussi être l’occasion d’utiliser le temps pour des lectures (on trouve encore sur Internet des possibilités de commander des livres en ligne). Pour ma part, j’ai été émerveillé par la lecture d’un livre qui vient de paraître: En dormant sur un cheval de John E. Jackson. Et pour l’art de poser des questions philosophiques essentielles, un petit livre, écrit il y a presque quatre siècles, reste la référence absolue: les Méditations métaphysiques de René Descartes. Descartes, le père de la philosophie moderne, était aussi le meilleur escrimeur de son temps – de quoi nous rappeler qu’il ne faut pas se laisser abattre!

Beat Michel

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