Lettre à un fumeur de havanes

De fait, cher Monsieur, je sais que vous n’avez pas été conçu pour accueillir la cape luxueuse d’un havane… Mais plutôt des cigarettes. Blondes, probablement. Votre élégance parle de salons élégants et non d’infâmes troquets enfumés. D’une époque où vous trôniez dans des maisons bourgeoises où les messieurs enfumaient les rideaux de volutes qu’on ne savait pas encore cancérigènes, en sirotant un verre d’alcool fort. Du type cognac ou bourbon, bien sûr, mâle et viril. Le genre d’alcool qu’on ne proposait pas aux dames, quand bien même les plus émancipées – ma grandmère aurait dit délurées – fumaient comme des sapeurs depuis longtemps. Vous êtes définitivement masculin et destiné aux seuls pétunages de ces messieurs. C’est ainsi.

Il est probable que vous ayez, à l’occasion, servi de réceptacle à un mégot plus luxueux, en provenance de Cuba ou de Saint Domingue. Ou à ces cigares «arrache-gueule» torsadés qu’on voyait encore au bec de tant de figures folkloriques dans les campagnes alémaniques, il y a quelques décennies. Avant que les amateurs de tabac ne passent du côté sombre de la Force et des prescriptions sanitaires. Pour ne rien vous cacher, vous me rappelez un cousin à vous. Empuanti d’années de tabagisme assumé et encrassé de cendres collantes, malgré les récurages. Installé près d’un énorme fauteuil rembourré comme un bourgeois de Dürenmatt, devant la télévision, et réservé aux cigarillos et cigares Villiger de mon grand-père. Il me fascinait. Je ne me lassais pas d’appuyer sur le mécanisme d’ouverture du couvercle: hop, ouvert, comme une mâchoire métallique, prête à avaler les cendres – hop fermé – hop ouvert… Avec, à chaque fois, de putrides exhalaisons et la vision d’entrailles engrisées et sales.

Peu gracieux échassier, vous m’évoquez, avec vos formes trapues, fermement plantées sur un unique pied de métal, les voraces Bec-en-Sabot du Nil. Balaeniceps rex pour les intimes. Avec leur bec mafflu et leur rapacité de vélociraptors échappés de Jurassic Park. Qui n’est pas sans évoquer la vôtre, je dois l’avouer: au sommet de votre carrière, vous engloutissiez les mégots avec le même  enthousiasme que les mandibules de ces massifs emplumés enfournant les tilapias.

Mais c’est bien tout ce que vous avez d’exotique, je le reconnais. Pour le reste, vous irradiez un style de vie que les moins de cinquante ans ne connaîtront jamais: le monde de Mad Men, la géniale série américaine. Où les hommes carburaient à la vodka martini et fumaient toute la journée. Tandis que les femmes, sanglées dans des robes soulignant seins et hanches, trottinaient sur des talons aiguilles et choucroutaient leurs cheveux. Les publicitaires, désormais, ne fument plus et se dopent au smoothie de chou kale. Tout passe. Sauf le rôle subalterne des femmes en général et des secrétaires en particulier.

Mais vous vous en fichez: désormais relégué au rang d’objet ringard mais vintage, vous ressassez vos souvenirs, perdu dans un nuage de tabac virtuel. Loin, très loin de ce monde de cigarettes électroniques qui vous déprime.

Texte Sandrine L. Mehr / photo Cat Soubbotnik
mail@rougecoromandel.ch

Amoureuses des objets, Sandrine leur écrit une lettre et Cat les photographie afin d’en révéler leur âme…

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